Pianiste virtuose et «grande lectrice» de littérature et de poésie, Cathy Krier lie ses deux passions dans Piano Poems, son nouvel album.
Quel est le point commun entre Maurice Ravel, Sergueï Prokofiev, Franz Schubert, Franz Liszt et la compositrice contemporaine grecque Konstantia Gourzi? Tous ont travaillé à des «adaptations» d’œuvres littéraires, des poèmes, pour la musique. Tous aussi sont au programme «subjectif et assumé» du nouvel album de Cathy Krier, Piano Poems (disponible chez le label allemand Genuin Classics), qui explore l’éventail des manières avec lesquelles ces compositeurs ont transformé la poésie en musique. Avec la pianiste luxembourgeoise et «grande lectrice» – «infatigable» même! –, le piano solo embrasse l’art des mots.
Les artistes que vous interprétez ont chacun leur façon très différente de partir d’un texte pour parvenir à une œuvre musicale. Quel genre de défi Piano Poems a-t-il représenté pour vous?
Cathy Krier : L’idée du disque, de voir comment certains compositeurs utilisent la littérature, la poésie, comme source d’inspiration, et comment ils retravaillent la matière. La poésie, c’est le point de départ; de là, il s’agit de voir jusqu’où les possibilités musicales peuvent s’étendre.
Dans Cendrillon, Prokofiev « reraconte » l’histoire, comme un écho à la porosité entre les deux disciplines. La musique, on la compose, mais on l’ »écrit » et on la « lit » aussi…
Prokofiev a une approche très programmatique de la littérature, une idée chère aux romantiques. En écrivant le ballet Cendrillon, il en a tiré trois suites pour piano solo, dont celle que j’ai enregistrée, qui reprend six moments phares du conte de Perrault. Chaque personne qui est familière avec le récit pourra immédiatement repositionner la scène en entendant la musique. Prokofiev est fascinant pour sa capacité à englober un texte et décrire très précisément une scène, juste par le biais d’une atmosphère musicale. Il l’a fait avec d’autres œuvres, Roméo et Juliette, L’Ange de feu… C’est une approche très frontale, « littérale » justement, presque comme la bande-son d’un film.
Ravel, lui, était obsédé par l’idée de traduire la puissance des mots, des phrases. Plus qu’une adaptation, Gaspard de la nuit, c’est une façon de faire vivre autrement la littérature?
Par rapport à Prokofiev, on est à l’autre extrême : Ravel lit cet énorme poème en prose d’Aloysius Bertrand, un auteur par ailleurs pas très connu, et il est fasciné. Dans ces trois « poèmes pour piano », il distille la quintessence des atmosphères et personnages : Scarbo, c’est le lutin maléfique, Ondine, c’est la sirène, et Le Gibet exprime l’atmosphère très sinistre du texte. Par ailleurs, Ravel était très impressionné par les grands romantiques, et il voulait surpasser l’Islamey de Balakirev, l’une des grandes pièces redoutables pour piano. Aujourd’hui encore, Gaspard de la nuit contient les pages les plus compliquées pour le piano. Pourtant, l’outrance technique a pour seul but de pouvoir toucher l’essence et décrire l’atmosphère et les personnages du poème.
C’est une approche unique, qui n’est pas seulement intellectuelle mais aussi, donc, physique…
La technicité – la difficulté technique d’une pièce – est naturellement toujours un challenge; personne ne veut entendre que quelque chose est difficile, ou qu’un musicien a du mal à jouer quelque chose. C’est un cap à franchir pour pouvoir n’être que dans l’interprétation, le « storytelling », la musique à l’état pur. En littérature, on peut rapprocher cela de la grammaire : il faut la savoir, la maîtriser, mais elle n’est pas une fin en soi. Elle est là pour raconter des histoires. Et puis, à cette époque où même la facture des pianos avait énormément évolué, élargissant l’horizon des possibilités, les compositeurs voulaient repousser les limites de ce qui était techniquement faisable.
Liszt, à son tour, reprend des compositions de Schubert, qui avaient servi à mettre en musique des poèmes comme ceux de Goethe, Heine, Rellstab… Peut-on dire qu’il offre un autre niveau de « lectures »?
À l’époque de Liszt, il était très commun de transcrire les grandes œuvres pour piano solo, ce qui permettait de les rejouer plus facilement, de montrer cette fantastique musique au plus grand nombre. Lui en a fait énormément, en particulier pour les « Lieder« de Schubert. Et puis il y a une deuxième idée, celle des « Lieder ohne worte« , les romances sans paroles. En enlevant les mots, et étant lui-même un grand virtuose qui voulait montrer ce qu’il savait faire, Liszt n’est pas dans la pureté de la transcription note par note, mais plutôt dans l’excès, l’embellissement de la chose, les cadences impressionnantes, qui lui permettaient de faire siennes ces œuvres.
La composition de Konstantia Gourzi, Ithaca, d’après le poème de Constantin Cavafy, est une commande de la Philharmonie. Vous l’envisagiez dès le départ comme partie intégrante de l’album?
Oui. D’ailleurs, la commande de la Philharmonie était très claire : l’œuvre doit être inspirée par une œuvre littéraire… de préférence un poème (elle rit). Je connaissais le travail de Konstantia Gourzi, mais je ne la connaissais pas personnellement. Quand je l’ai eue au téléphone, elle m’a tout de suite dit oui et, deux jours plus tard, elle m’a rappelée : « Je sais : ce sera Ithaca de Cavafy! » C’était une évidence pour elle. Même si on ne se connaissait pas, on a tout de suite senti des atomes crochus, elle a immédiatement saisi le concept et l’idée de mon programme. J’étais on ne peut plus ravie.
Ithaca prend L’Odyssée d’Homère comme inspiration et métaphore. Ce sont ces influences en poupée russe qui accentuent symbolique de la pièce?
Ce n’est pas tout à fait vrai. Structurellement, la pièce est organisée de la même manière que le poème. Soit une première partie avec beaucoup de préparation dans le piano, qui exprime l’envie d’ailleurs, l’aspiration à quelque chose d’autre; une deuxième qui raconte le voyage; et une dernière qui est une réflexion ultérieure sur l’aventure vécue.
Enfin, votre amie Catherine Kontz a composé pour vous Murmuration; une pièce originale dans tous les sens du terme puisque, au lieu de s’inspirer d’un texte à proprement parler, elle a pris pour point de départ ce phénomène des nuées d’oiseaux qui dansent en dessinant des volutes. Une façon d’outrepasser la poésie écrite pour lui donner une nouvelle forme?
Pour Catherine, ce mouvement de murmuration représente la quintessence poétique. Il faut dire que, si elle a effectivement écrit cette pièce pour moi, elle l’a fait dans un tout autre contexte, celui d’Esch 2022. Mais quand j’ai réfléchi au concept et au déroulement de cet album, il m’est apparu évident que cette pièce devait faire partie du programme. C’est en effet prendre à contrepied cette image qui a été décrite par tant et tant de poètes, sans se référer pour autant à un texte ou un auteur spécifique.
Avez-vous imaginé faire entrer les mots dans ce programme musical?
Quand on explique qu’on veut faire un programme musical autour de la poésie, les gens le plus souvent s’imaginent un pianiste et quelqu’un qui lit de la poésie, assis côte à côte. Ce n’était pas toute mon idée. Malgré tout, je me suis posé la question de ce qui ferait sens, quand je joue ce programme en concert : faut-il citer les poèmes? Les lire? Les projeter sur un écran derrière moi? Après longue réflexion, je me suis dit que ce n’était pas le propos. Je reste pianiste, donc je veux défendre la musique qui émane de cette inspiration. La musique, à mon sens, existe et parle très bien pour elle-même.
Vous êtes-vous replongée dans les textes de Goethe, Cavafy ou Bertrand en travaillant sur ce disque?
Cela me semblait indispensable. Oui, la musique existe par elle-même, oui, connaître les textes offre des clés de lecture supplémentaires, mais ça fonctionne dans le sens inverse aussi : la musique a quelque chose à apporter au texte. Avec la musique, on est dans l’émotion, le ressenti. On n’est pas dans le pragmatisme du mot. Et le subjectif de l’auteur est encore biaisé par mon interprétation. Les choix des œuvres de ce disque sont très personnels, très égoïstes. Ce sont des œuvres qui me parlent énormément. C’est bien aussi, de faire des disques dans lesquels on met égoïstement ce qu’on veut jouer (elle rit)! Alors, un album comme celui-ci, je pourrais en faire des dizaines!
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